Bulgarie
Cour européenne des droits de l'homme : affaire Boris Antonov Mitov et autres c. Bulgarie
IRIS 2023-5:1/21
Dirk Voorhoof
Human Rights Centre, Université de Gand et Legal Human Academy
La Cour européenne des droits de l'homme, a rendu le 28 février 2023 une décision très intéressante à propos d'un recours introduit par un groupe de journalistes bulgares en vue d'obtenir l'accès en ligne à l’ensemble des décisions non anonymisées rendues par la Cour administrative suprême, ainsi qu'à tous les documents numérisés. Les journalistes avaient fondé leur requête sur le droit à la liberté d'expression et d'information consacré par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. La Cour européenne a conclu à la majorité que la requête était irrecevable au motif qu'il ne lui appartenait pas de se prononcer in abstracto ni sur la manière ni sur la rapidité avec lesquelles une juridiction nationale devrait donner accès aux documents de ses dossiers et anonymiser ses arrêts et décisions lors de leur publication en ligne.
Les requérants étaient huit journalistes de différents médias bulgares spécialisés dans les questions relatives au système judiciaire, et également membres d'une association dont les activités visaient à améliorer le fonctionnement du pouvoir judiciaire et de l'administration, et à protéger les droits de l'homme et les droits civils. Ces journalistes avaient sollicité en 2016 un contrôle juridictionnel sur un ensemble de dispositions réglementaires relatives à l'expurgation des données à caractère personnel figurant dans les documents publiés sur la base de données en ligne de la Cour administrative suprême. Ils s'estimaient particulièrement lésés par le fait que les dispositions de septembre 2016 relatives à l'anonymisation des données à caractère personnel dans les documents publiés en ligne par la Cour administrative suprême avaient, selon eux, été définies de manière trop large et qu'elles excluaient l'ensemble des documents numérisés de toute publication en ligne sur le site de la Cour. En mai 2018, la Cour administrative suprême a estimé que ces dispositions ne portaient pas atteinte aux droits ou aux intérêts légitimes des journalistes, puisqu'elles n'ont pas empêché les requérants de rendre compte de questions relevant de l'intérêt général. Ces dispositions visaient uniquement à protéger les données à caractère personnel et ne pouvaient être interprétées comme une violation des droits constitutionnels à la liberté d'expression et à la liberté de rechercher, de recevoir et de diffuser des informations. En juin 2018, le président de la Cour administrative suprême a confirmé et précisé certaines des mesures d'anonymisation. Les comptes rendus d'audience, les arrêts et les décisions publiés sur le site web de la Cour seraient expurgés et certaines données à caractère personnel seraient anonymisées. En revanche, certains types de données, tels que les noms des autorités publiques, des personnes morales, des partis politiques, des associations, des notaires et des médias, ne seront pas expurgés et, comme les documents numérisés ne peuvent être expurgés, ils ne peuvent donc pas être mis à disposition en ligne. Entre-temps, en 2017, une modification de la loi relative au pouvoir judiciaire est entrée en vigueur, introduisant une exception à l'obligation de publication immédiate des arrêts. Cette modification précise que les décisions de justice rendues dans le cadre d'affaires pénales, qui condamnent une personne ou qui confirment des condamnations et des peines, ne seront publiées en ligne qu'une fois que les autorités de poursuite auront informé la juridiction compétente que des mesures ont été prises pour les faire appliquer.
Les journalistes ont alors saisi la Cour européenne, au titre de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, pour contester (a) les mesures d'anonymisation prises par le président de la Cour administrative suprême et (b) la modification législative instaurant une obligation de publication différée pour certaines décisions de justice en matière pénale. Ils soutenaient que les mesures d'anonymisation avaient entravé leur liberté d'expression puisqu'elles empêchaient la liberté d'accès aux informations sur les affaires et donc de rendre compte de questions relevant de l'intérêt général, alors que ces informations - notamment celles figurant dans les documents scannés - ne pouvaient pas être obtenues auprès d'autres sources. Ils ont par ailleurs rappelé qu'ils rendaient régulièrement compte d'affaires pénales très médiatisées et que cette obligation de publication différée les entravait dans l'exercice de leurs fonctions.
La Cour européenne s'est référée à sa jurisprudence de Grande Chambre de l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016 (IRIS 2017-1/1), dans laquelle elle a reconnu que si l'accès à l'information est déterminant pour l'exercice du droit à la liberté d'expression de la personne qui cherche à obtenir l'information en question, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme peut reconnaître un droit d'accès à l'information détenue par les autorités ou les contraindre à communiquer cette information. Les critères pertinents dans ces cas sont (a) l'objet de la demande d'information ; (b) la nature de l'information recherchée ; (c) le rôle particulier du demandeur dans la manière de « recevoir ou de communiquer » l'information au public ; et (d) le fait que l'information soit prête et disponible. Ces aspects doivent être appréciés au regard des circonstances propres à chaque affaire.
La Cour européenne estime toutefois que dans le cas des requérants, aucune de ces circonstances particulières ne pouvait être retenue, puisque la requête ne portait pas sur une information spécifique ni même sur une catégorie bien définie d'informations détenues par une autorité publique. Les journalistes ont été pénalisés par l'impossibilité d'accéder en ligne à tous les documents numérisés disponibles sur la base de données de la Cour administrative suprême bulgare et aux parties anonymisées de l'ensemble des arrêts et décisions de cette juridiction. Bien qu'elle ne remette pas en cause le rôle de vigilance publique des requérants sur des questions relevant de l'intérêt général, la Cour européenne considère que leurs revendications sont « totalement abstraites ». De surcroît, on ne saurait affirmer que tous les contrôles juridictionnels et autres affaires entendues par la Cour administrative suprême de Bulgarie concernaient des questions d'intérêt général et que toutes les informations relatives à ces affaires se rapportaient, sans distinction, à ce type de questions. La Cour européenne observe par ailleurs que si les documents et informations en question devaient être librement accessibles en ligne, ils le seraient inévitablement, non seulement pour les journalistes, mais aussi pour toute personne du public. Elle conclut par conséquent qu'elle n'est pas en mesure de constater que les informations auxquelles les journalistes affirmaient ne pas avoir accès étaient déterminantes à l'exercice de leur droit à la liberté d'expression, et qu'il ne lui appartient pas de se prononcer in abstracto sur la manière dont une juridiction nationale devrait donner accès aux documents de ses dossiers et anonymiser ses arrêts et décisions lorsqu'elle les publie en ligne. La Cour européenne déclare par ailleurs qu'il n'est pas de sa compétence de se prononcer in abstracto sur la rapidité avec laquelle les juridictions nationales doivent publier leurs arrêts et décisions sur internet.
Compte tenu de ces éléments, la Cour européenne conclut qu’en l'espèce, l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ne saurait s’appliquer et qu'il convient donc de rejeter la requête des huit journalistes bulgares au motif qu'elle est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Elle déclare par conséquent la requête irrecevable.
Références
- Decision by the European Court of Human Rights, Third Section, in the case of Boris Antonov Mitov and others v. Bulgaria, Application no. 80857/17, 28 February 2023 (notified on 23 March 2023)
- https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-223828
- Décision de la Cour européenne des droits de l'homme, troisième section, rendue le 28 février 2023 dans l'affaire Boris Antonov Mitov et autres c. Bulgarie, requête n° 80857/17, notifiée le 23 mars 2023
Liens
IRIS 2017-1:1/1 Cour européenne des droits de l’homme : Affaire Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie
Cet article a été publié dans IRIS Observations juridiques de l'Observatoire européen de l'audiovisuel.